feulefeu

FEU LE FEU

Jeudi 20 juin 2019 à 21:35

Tombeau,
Est-ce que nous nous sommes aimés par hasard ?
Ou bien est-ce par chance ?
Je ne sais pas.

Dans les profondeurs d'un site de rencontres, entassement de solitudes, de désespoirs côte à côte, cherchant à troquer leurs bras, leurs mots, leur queue, leur vide, contre baisers, douceurs et gorges profondes. Dans cette vitrine, je me présente bouche-pute, cherche à rendre mes dix-huit ans désirables dans le regard de ces autres posés sur moi. Pourquoi suis-je là ? Redémarrer la machine, m'extirper du néant, de la haine, de l'abîme. Alors remplir des cases, chercher celui qui survivra à ma combinaison de critères. Et puis tomber sur toi, Tombeau. Après quoi cours-tu dans ce tourbillon de smileys, de provocation, de coeurs, de chevelures et de cambrures ? Que cherches-tu d'autre qu'un peu de nourriture pour construire ce que l'on nomme "estime de soi" ?

Quelques jours plus tard. Du froid qui froisse, un souvenir drapé d'engelures. Je revois tes chaussures d'or battre les pavés. L'approche d'un soleil dans les gerçures de décembre, sous la brûlure d'une cigarette que tu maintiens entre deux doigts. Il y a en toi une fausse assurance volée aux draps ouverts de nombreuses proies. Tu portes des yeux de merle, petits et vifs. J'effleure des miens ta peau blonde qui conserve le rythme de l'été jusqu'aux morsures de l'hiver. Un élégant voyou : c'est l'image qui s'est imprimée en moi.
Prédateur, tu me fixes, m'intimides, et lorsqu'on se rencontre, dans le noir de nos regards, on se submerge, se reconnaît. Nous sommes marqués des mêmes yeux, de la même violence, ou est-ce de la même brume ? "Hm, Abysse, c'est ça ?", tu dis. Et tandis que j'acquiesce, tu me demandes  "Abysse, dis-moi, est-ce que tu avales ?". Un rire. Tu découvres alors ton sourire de baston, une dent sciée à la moitié, brute. Tu me raconteras bientôt que des coups de poings nomades y ont versé leur sang, il y a des pluies de cela. Mes ancêtres manient coups et couteaux et règles les dettes par anticipation, peut-être. Je te souris en retour. Tu ignores encore mon venin d'Andalouse et ma bouche d'avaloire, à déglutir des montagnes de secrets gitans. Tu ignores cette langue amère qui porte les queues mais pas les mots. Tu ignores que je suis un peu ta femme fatale et que tu épuiseras ton énergie, dans les années qui s'annoncent, à m'apprendre à ne plus avaler, à cracher le feu qui me ronge. Crache, crache, tu diras. Crache sur mon ventre, sur mon coeur, sur ma vie. Arrête d'avaler, crache, Abysse.
Tu ne sais pas.
Et moi non plus, je ne sais pas. 

Jeudi 20 juin 2019 à 21:45

Ce bar où l'on se parle, mais de quoi ? Je ne me souviens pas. Tes mains noires d'homme explorent, tes mots glissent sur mes hanches, s'immiscent sous ma robe. Je les repousse, de honte et de fierté, bouleversée par ce désir que je ressens brûlant dans l'épaisseur de ta langue de vertige. Je ne suis pas encore certaine de laisser mes dix-huit ans s'ouvrir à tes vingt-neuf. Je te transmets alors, comme repoussoir, les mots que je retiens en otage dans mes écrits. Le poison. Voilà qui je suis, Tombeau. Ne te fie pas à ma peau tendre et à ce sourire doux. Plonge, si tu l'oses, dans l'obscurité de ma poésie.

Être une fille ocre, une fille âcre, aux veines... Venin.
A laisser, lassée, saigner les soleils de l'été sur la peau... Peindre les plaies.
Et puis, regagnant cette terre d'ombres, s'exhiber, jupes démesurément relevées, toutes cicatrices dehors.
Théâtrale, se faire couleuvre en ondulations de hanches et laisser le chant monter des entrailles.
Tragédie,
Flamenco noir.

 
Tu comprends vite que je suis broyable, fracassable et réalises ton pouvoir mâle sur moi, n'est-ce pas ? Me peiner ou me pénétrer, m'armer de crasses ou de caresses ? Je ressens que tu es touché par cette fragilité qui me condamne, mais à ce moment-là, je pense que tu n'as pas encore décidé. Dehors, il gèle. Ton désir qui se prolonge face à mon âme sombre finit par m'ouvrir en deux.

A porta gayola. Quelques nuits plus loin, je te retiens devant la porte de l'arène rectangulaire du placard miteux dans lequel tu vis, m'agenouille entièrement nue face à toi et t'offre en sacrifice ce corps torride à corridas.
Me charmer ou me charger,
Me blesser ou me baiser ?
Tu ne sais pas.

Pourtant, j'ai confiance, ce soir-là.
D'abord s'offrir la tendresse des nuits sauvages. Où l'eau de nos corps peint sur mes reins, tes mains. Tu murmures entre deux passes : "T'as la plus belle de toutes les chattes, Abysse, je voudrais ne plus baiser que celle-là".Ta poésie, Tombeau, est bestiale et cruelle, elle aussi, parfois.

Vendredi 21 juin 2019 à 13:11

Quelques semaines plus tard, tout de chômage vêtu, tu quittes le placard. On ferme. Tu retournes vivre chez ta grand-mère et m'autorises à te suivre. La poésie est le premier pont qui me raccroche à toi. Le deuxième pont, c'est le corps. On apprend à se joindre, se rejoindre, s'abandonner dans la caresse. Aux désirs souterrains, au fleuve de l'intime, nous dans ces nuits muettes on s'aime aux champs de mimes.

Petit à petit, on dessine les contours d'un amour ronronnant sous les yeux de ton chat Siam. Tu me promènes, entre MacDo à s'observer désir, rires dans le silence des montagnes et cris de l'océan. J'adore ça.

A chacune de nos retrouvailles, je fais claquer un baiser sonore sur tes deux joues. "Pendant combien de temps encore tu vas me taper la bise alors que tu me suces la bite ?", tu demandes. Je crois que ça t'agace autant que ça t'amuse. J'imagine que j'ai besoin d'avoir l'illusion que je peux m'enfuir à tout moment, que rien ne nous lie vraiment. J'imagine que j'ai besoin de me sentir libre, nomade, comme mes ancêtres. Libre, cette illusion. Alors que je vis au bout d'une laisse. Et que ma seule liberté, ce sont tes bras qui me l'offrent.

Ensuite, apprendre à se rencontrer au-delà du ballet de ces carcasses qui se heurtent, se mélangent et s'unissent. Apprendre à prendre soin, à offrir de la tendresse et des mots drapés de soi. Très vite, entre nous, se tisse et se déploie un langage. Un langage rocheux, parfois, source, souvent.

Auprès de toi je vais apprendre qu'aimer, cela peut être autre chose que la fuite et l'ignorance.
Car avec toi, aimer, c'est soumettre à l'autre sa part ensevelie. Le laisser, sablonnier, déterrer l'intime, ensemencer le jardin de son autre regard.
Aimer, avec toi, c'est un duel de chairs, une promesse du sang acceptant d'être dilué à d'autres héritages.
Aimer, c'est le miroir qui offre deux profils du même poème.

Aimer, c'est ce sourire complice que l'on partage et qui fait plisser nos yeux.
C'est croc croc croc, patte de chat, aussi.

Grobs...
Les mois qui passent sans réaliser la force de ce qui se tisse entre deux grands enfants.

Vendredi 21 juin 2019 à 13:22

Tombeau : "Naître ou ne pas naître, telle était l'unique question. Tu es là, Abysse, tu as déjà fait tous les choix".

Tu scrutes mon silence, accommodant tes yeux à mon corps flou.

Tombeau : "Ici-bas, nous sommes tous reliés par la même réponse. Naître. Le choix de l'humeur, du tendon. Le choix de la viande. C'est ce qui nous lie. S'incarner. Nous l'avons tous choisi. Maintenant, il faut... l'interpréter".

Scène de sable, de souffle. Odeurs de carne, carne. Ton habit de lumière contre ma robe d'amarante. Sommes-nous prêts à toréer ensemble ?

Abysse : "On dit que les absents ont toujours tort, Tombeau, mais peuvent-ils avoir raison, ceux qui ont choisi de ne pas naître, de ne pas se déployer dans l'expérience de la vie, de la viande ? Peuvent-ils avoir fait le meilleur choix ceux qui restent spectateurs et ne pénètrent jamais dans l'arène ?"

Tombeau : "Je ne sais pas, Abysse. Mais je ne le crois pas".

Je pressens déjà que c'est dangereux, de jouer avec toi. Que tu peux renverser ma vie. Et que je peux renverser la tienne. Finirons-nous charognes ? 
Pourquoi est-ce qu'on s'approche ? Pourquoi est-ce qu'on s'accroche ? Pourquoi est-ce qu'on s'habite ? Pourquoi est-ce qu'on s'abrite ?
Je ne sais pas.

Mais tu décides de me tendre l'amour.
Face à la mort.
Ce jour-là.
Et ceux d'après, aussi.

Pendant que moi, je serre mes doigts autour de piques et banderilles, parée pour le premier tercio. Ne pas baisser la garde, comme l'ordonne mon père. Jamais. Dessiner des arabesques face au vide.
Et transpercer une à une les écorces de ton coeur.

Vendredi 21 juin 2019 à 13:33

Sous les rires des mouettes, ton corps de sable qui s'ébroue, tes doigts courent sur mes cuisses.

Tombeau : "Je réalise qu'on ne passe pas sa vie entière dans des petits lacs, Abysse. Regarde, il faut qu'on vise l'océan, même si j'en ai toujours eu peur".

Abysse : "Peur ? Pourquoi ?"

Tombeau : "Parce que j'abrite une tempête..."

Abysse : "Une tempête ?"

Ton regard qui se perd dans le vide un instant.

Tombeau : "Il faut éviter le naufrage, non ? [...] Quant à toi, Abysse, je doute qu'il te soit possible de t'offrir à l'océan. Tu vis dans la brûlure. Il fallait verser des larmes salines, c'est vrai. Tu as choisi l'expérience de la violence, de la guerre, pour cela. Tu as eu ton lot de pleurs et plus encore. Mais sous ton corps brasier, de chaque amorce de courant tu feras des déserts de sel qui te laisseront immobile".

Abysse : "La brûlure... comment on s'échappe de la brûlure ?"

Tombeau : "En délestant ta barque figée par tes souvenirs qui flambent trop lourd. Ce sont de véritables soleils de plomb qui gardent l'empreinte du feu".

Abysse : "C'est vrai... Et puis ?"

Tombeau : "Peut-être que tu pourras arrêter de pleurer et laisser tomber les pluies. Elles te laveront d'eau douce, te lècheront de caresses, délogeront la barque de la rivière de pierres".

Abysse : "Tu as sûrement raison".

Tu t'accroches à mes hanches et colles ton corps raide contre le mien. Ce désir si puissant que tu m'offres, indéfiniment.

Tombeau : "Alors fais glisser sur moi ta langue en fusion pour mettre la brûlure à l'extérieur de toi. Crache. Crache".

Abysse : "Je m'en veux Tombeau..."

Tombeau : "Pourquoi ?"

Abysse : "Je crains d'en venir à assécher tes propres lacs, de ma présence caniculaire. Tu n'as pas peur, toi ?"

Tombeau : "Je n'ai pas peur, non. A vrai dire, je le rêvais depuis longtemps..."

Abysse : "De ?"

Tombeau : "Trouver mon foyer..."

Je te rends ce sourire que tu me tends, crépite, engourdie sous tes yeux d'homme et dépose à tes lèvres entrouvertes mes premières pierres volcaniques. L'on s'offre des baisers tressés de langues en dansant sur les laves. Au séisme de nos vies, ton corps d'épices, mon épicentre.

Vendredi 21 juin 2019 à 14:48

Alors voilà que je me hisse à la parole face à toi, Tombeau, prête à me délester des souvenirs magmatiques, à récurer la crasse en y jetant les eaux. Et voilà que je raconte comment, pour moi, tout n'a pas commencé.
Comment j'ai fait le choix de naître et de n'être pourtant pas.

D'où est-ce que je viens ? Je ne sais pas. Il me semble être née dans les profondeurs, appartenir à la zone non-éclairée d'un océan ignoré, avalée par ses entrailles. Enfantée par une matrice aveugle puis balancée au milieu de poissons-ogres horrifiques aux gueules béantes plantées de crocs d'écharnoir : l'un d'entre eux annonce être mon père. M'enveloppant du froid glacial du silence, ils me scrutent de leurs yeux de nuit liquide et leur pression m'écrase lorsqu'ils me nomment "Abysse". Leur présage : une vie à tutoyer le gouffre.

Noyée dans les nuits de février, dans l'aube de mars : je suis née poisson. Est-ce que j'avais pour vocation de transporter de l'eau, de la transvaser jusqu'aux douleurs magmatiques de mes ancêtres, soulager leurs brûlures et faire cesser les feux ? Je ne sais pas. En tout cas je n'ai pas réussi. Je n'en ai pas été capable.

Je suis née poisson. Mais un poisson malade, avarié, gras, poisson visqueux qui glisse entre les doigts. J'ai passé quatre années, insaisissable, à simuler la mort. Jusqu'à ce qu'ils m'attachent une laisse, serrée, qui empêche de respirer, tenue courte, m'étouffant par les branchies. Je ne glisse plus. Ils m'entraînent hors de l'océan en tirant fort dessus, quitte à m'étrangler avec.

L'eau s'évapore vite dans cette vie aride, sur les contours d'Andalousie. Voilà leur terre de feu, terre assoiffée qui m'a soulevée et m'a bue. ici, tu ne peux pas nager ni même respirer, tu ne peux pas éteindre leurs brûlures ni faire cesser les feux. L'eau s'efface, n'existe plus que dans la mémoire. Tu as vu l'eau, un jour. Tu le jures sous les coups. "Ca n'existe pas !", ils assènent. Toi, tu pensais être une fille-poisson, mais si on t'élève chienne, et bien tu deviens chienne, tu vois ? Et tu te débats au bout de ta laisse, en frétillant. Mais peu à peu, tout espoir de s'en sortir sédimente. Vient alors l'immobilité.

Vendredi 21 juin 2019 à 14:53

J'ai les yeux qui perlent, des sanglots noués dans la gorge. Tu attends, tu apaises, puis tu m'invites à poursuivre ce récit.

Après, Tombeau, j'ai vécu dans le feu. Le feu. Les danses, sanguines et exaltantes. Le feu. La peau brûlée, les morsures de ses flammes. Le feu. Le feu qui engloutit, qui carbonise. Le feu qui noircit l'âme, noircit le coeur. Le feu qui dévisage, le feu qui me rend chienne. Ce feu au creux du ventre, toujours ce feu. J'ai les pieds noirs à danser dans le feu. Calcinée, je suis l'enfant noire, petite fille du charbon. Je suis noire, je suis noire quand je danse dans ce feu, dans ce brasier je suis noire. Je suis blanche mais je suis noire.
Quel âge as-tu, Abysse, quand tu danses dans ce feu ? Les petites filles, les petites chiennes n'ont pas à danser dans le feu, dit ma grand-mère. Mon père ajoute qu'il aime les petites filles blanches, observer leurs peaux liliales. Alors je lutte pour perdre la brûlure, reprendre le goût du lait. Mais déjà s'éclaire l'aube pressée sur la nuit dressée de l'enfance. Je grandis. Je commence à me voir, miroir, dans leurs yeux d'hommes, leurs yeux d'hombres, leurs yeux d'ombres qui posent sur moi un regard-envie. Commencer à se donner à eux à l'abri du soleil. Je cultive l'illusion que ça me sauve. La vérité, c'est que je suis déjà cuite.

Vendredi 21 juin 2019 à 15:39

Leurs comptines, en compte-gouttes, versées comme des poings sur mes pleurs,
Carabinent, m'arc-boutent, à brûle-pourpoint je me fais peur.

Ils me saisissent et me "sévices", je perds de vue mes rêves purs,
Dans ces prémices à l'injustice, j'opère de plume mes brefs vers,
Et dans l'enfer des rages tues, à fuir le bon mot pour le dur,
Ils me retiennent face au mur, de leurs yeux tristes et sévères


Mes parents ?
Mon père est cadre. C'est un cadre serré, étouffant, limitant. Un travail taillé pour lui. J'apprends à ne jamais déborder du cadre, comprends que c'est trop de risques.
Après quatre années à mourir, de désespoir, il m'emmène consulter. C'est là qu'il se découvre magnétiseur. Les autres, il les guérit, à moi il me fait la guerre. L'ambivalence de cette main : la main qui soigne, la main qui saigne. Je scrute longuement mes plaies, lorsque la lune fait couleur sur les chairs tuméfiées, sur cette peau depuis longtemps étrennée par la main qui baptise. Est-ce que c'est dans l'écho de sa violence sur ma peau qu'il puise l'énergie pour guérir les autres ? Je ne sais pas. Mais quand la main s'abat sur moi, je les sens mes contours, je suis vivante, je suis réelle. C'est l'indifférence qui me gèle l'âme. La plus grande violence de mon père, c'est l'indifférence.
Et je lave par mes larmes les blessures d'autographes dessinées par mon père au crayon de douleur : du rouge, du bleu. Sous ses mains de prophète, des prédictions violentes qui voltigent sur ma peau de cristal. Petite chienne ébréchée à ses ongles, ce qu'il me promet : un avenir de sang. Et dans cette famille, je crois qu'on aime tenir ses promesses, malheureusement.

Et toi qui vois, témoin du drame, mais qui jamais ne réagis,
Et moi qui ploie, qui prie, qui brame, à cris de sang mon élégie,
Protège-moi des ombres infâmes qui courent en colère sur ta fille,
Je n'ai que froid, je n'ai plus flamme, quant toutes mes douleurs tu les nies,
Maman...


Ma mère est secrétaire. Ma mère est secré-taire. Je crois qu'il faut entendre : celle qui tait les secrets. Les secrets du sang versé, de la violence immobile et des poissons-chiennes. Ce qu'elle aime également, c'est nourrir le feu. La main de ma mère, c'est une main qui gave, qui remplit la gamelle. C'est une main qui tasse, dans ma bouche à mâcher. Je mange solitaire, enfermée dans ma cage. Mon père ne supporte pas d'entendre cet appétit qui l'oppresse, cette bouche qui dévore, cela réveille des craintes que je ne soupçonne pas. Chaque jour, chaque minute, chaque fois que je m'apprête à parler, on m'apporter le plateau rempli de nourriture. Tant que l'on avale, tant que l'on mastique, on ne peut pas régurgiter, nommer ce qui doit être tu. Ce qu'ils n'avaient pas prévu, c'est que là où la bouche s'occupe s'en cesse, la main s'ennuie. Les doigts n'ont appris ni le poing ni le grain, mais ils se mettent à poursuivre la plume, y trouvent une liberté d'oiseau. Pendant que je me laisse écorner jusqu'aux marges, l'écriture devient mon premier pépiement.
S'abandonner à elle, à ses courbes familières, la laisser héberger mon langage.
Des années à s'écrire pour ne plus s'écrier.
Chercher les mots qui parlent.
Chercher les mots qui parent.
Calligraphier l'histoire. La sublimer. Qu'elle quitte l'indicible.

Et puis rêver de toréer, torrides corridas silencieuses,
Le mal en soi, le noir coma dont ils me matent à mort,
Coeur encorné d'une existence, vécue comme sourde et douloureuse,
Habit de soie, voeu de lumière, devenir matador.

De passe en passe vaincre les fantômes, jupes virevoltant au vent d'avril,
En face à face, affronter l'homme, à ondoyer jusqu'au péril,
Avec la bête, un corps à crocs, une blessure de picador,
Avec la langue, une mise en mots, une estocade, une mise à mort.


Je scrute tes mains, Tombeau, tomber sur ma peau avec tant de politesse. J'y ressens des mains de sauvetage, inespérées. Des mains d'évidence.
"Abysse..." susurres-tu en me serrant contre toi. Tu voudrais m'apprendre à dire "je te la laisse, ta violence", jeter la laisse, tirer un trait sur cette enfance ravagée. Piétiner leur putain de brûlure. Cet avenir, tu ne cesseras de me le rêver. Jusqu'à ce qu'un jour, il finisse par se matérialiser.

Vendredi 21 juin 2019 à 15:49

Dix ans. Les coups dansent sur moi, les livres cognent, ça tape-tape saccadé, la violence de mon père est rythmée flamenco. Je tombe. Je voudrais crier "arrête", mais le mot d'épines est coincé dans ma gorge. Je reste silencieuse et tremblante, une joue cherchant au sol des contours de réconfort. Mais le spectacle n'est pas fini.

Le père : "TU NE SAIS RIEN PETITE CONNE".

Il hurle.

Le père : "DIS-LE PUTAIN, DIS JE NE SAIS PAS"

Abysse : "Je ne sais pas"

Le père "REPETE-LE"

Abysse : "Je ne sais pas"

Le père : "REPETE"

Abysse : "Je ne sais pas"

Pas, pas.
Je ne sais pas.
Je ne sais pas, papa.

Le père : "ET MAINTENANT, TU LA FERMES".
La dictature magnétique du silence sous son poing.

Ce jour-là, c'est une graine qui s'est plantée en moi et qui bientôt se fait arbre, qui pousse à vive allure, arbre persistant dont chaque aiguille me pique comme les mots que mon père m'assène ce jour-là : "tu ne sais rien, petite conne". Le lendemain, au milieu de l'arène, je m'avance en boitillant. J'ai des bleus qui commencent à poindre sur la transparence de ma peau. Comme ma mère me contraint à le faire, je demande alors pardon à la bête. Pardon papa. Et dans le ventre, l'humiliation, une humiliation grasse, qui me remplit. Pardon pour quoi ? De quoi suis-je coupable ? Je ne sais pas. Et dix ans après, putain, je ne sais toujours pas, maman.

Après des mois à m'ignorer, le père décide de lever le silence, de me redonner vie, de m'accorder à nouveau regards et présence, mots. Je me remets à exister sans y croire, je suis réelle. Je touche mes bras, mes jambes, ma peau lisse qui a perdu les bleus, j'existe. Ce sont ses yeux qui me font exister, c'est les mots de son regard posé sur moi. Il dit "Abysse", il me nomme et j'existe, j'existe à nouveau.
 Je ne suis plus "la gosse", je suis Abysse dans son regard en mots posé sur moi. Je suis heureuse, je fais la belle pour lui, sans couiner, bien sage au bout de ma laisse et lui offre ce que j'ai créé au centre aéré, entre deux de ses bourrasques : mon coeur en pâte à sel. En pâte à larmes. Est-ce qu'il y voit la métaphore ? Je ne sais pas.

Vendredi 21 juin 2019 à 15:55

C'est une soirée d'été. On profite de l'air frais qui chasse les derniers rayons. Nous sommes assis, silencieux, sur le perron. Au loin, ta grand-mère aux cheveux d'ange, toute lenteur, traverse notre paysage. Une apparition. Tu lui offres en secret un sourire tendre.
Tu esquisses alors, en quelques mots, les frontières de ton obscurité à toi. La mort de ton grand-père, le jour du désespoir, à tutoyer la mort, où le ciel t'a envoyé deux étoiles filantes en quelques minutes. Où tu as appris à croire. A ta bonne étoile. A tes morts. A quelque chose, quelqu'un, qui vieille. Et puis l'expérience de la lumière, se mettre à vivre ouvert, à vivre plein. Des jours de trêve.

Tombeau, tu as la peau brune de mes dieux gitans. Ta peau d'ombres, ta peau de nuit, ta peau qui cache les veines, les bleus, les écorchures, c'est une peau pudeur. Mais elle porte en secret ses cicatrices aveugles.
 Je les devine lorsque je caresse ton corps de la pulpe de mes doigts. Je le devine à la rugosité qui s'y est imprimée. Et à tes sourires qui tressautent face au vide. Lie-moi, toi aussi, à tes secrets...

Des bras tendus vers toi, des bras tendus vers l'homme qui porte le poids de ses blessures sans rien en dire, silhouette courbée. Toi non plus, tu n'as pas réussi à atteindre l'océan, ralenti par la lourdeur, par la violence de ce que tu transportes. Tu vis accroupi sur les rives sombres d'un petit lac.

Et ce soir, dans cette insom-nuit, tu me demandes :
"Abysse, jette du sel sur mes fantômes, moi je ne sais pas pleurer".
Alors lier tes lacs à l'amertume de l'océan, par ces flammes de larmes que je te lance, à toi, l'homme dont le corps étouffe encore sous ses fureurs muettes d'enfant.

Pleurer pour toi, Tombeau.
C'est notre pacte de sel.

Sous les copeaux charbonneux de la nuit, je t'écoute dérouler enfin ta mythologie.
Ca commence par la perte,
Des coups portés sur tes dix ans.

Vendredi 21 juin 2019 à 16:07

C'est une histoire d'envol.
Ton père se rêve libre, il se présente oiseau. Parfois, il s'échappe. Vers d'autres courants, d'autres femmes, d'autres cimes. Volage.

Et puis, il y a le vol de trop. Un vol raté qui laisse sans souffle.
On tire les rideaux sur ce qui ne sera pas.

Ta mère, Tombeau, se retrouve cousue de blessures silencieuses. Il lui faut neuf longs jours pour gravir la montagne née du sel de ses larmes. Ce sont neuf jours de déni, à tisser de ses pleurs des mensonges inaudibles pour toi. Elle t'invente des allers-retours imaginaires au chevet d'un homme qu'elle dit blessé et dont elle fleurit déjà la tombe. A te peindre des couleurs épaisses, moelleuses, des histoires généreuses d'un père qui respire encore. Car comment narrer à l'enfant la mort de son père ?
Elle passe neuf nuits à collectionner des mots, mais aucun n'est assez juste pour retranscrire. Chaque nuit, sentir grandir sous soi la dune de sel, chaque matin recommencer l'ascension. La peine ne perd pas en épaisseur mais devient peine aride, les pleurs se raréfient. Elle atteint le sommet, et du sommet t'observe longtemps, toi, son fils, qui poursuis tes jeux d'enfant. Tombeau, une dizaine d'années tout juste, à l'aube de tes premiers bourgeons. Comment t'apprendre ce que seul cet homme aurait pu enseigner ? Le rationnel, le relationnel, le vertige. Sauter de la montagne ? Les femmes font-elles de meilleurs oiseaux que les hommes ? Probablement pas. Elle sait qu'il faudra tenir bon, pour toi, bien qu'elle s'en sente alors incapable. Elle regarde avec tendresse celui qu'elle a porté rond, la respiration de l'homme aimé qui subsiste dans ton petit corps chétif d'enfant. Elle ne sait pas encore qu'en devenant un homme, tu prendras de son aimé défunt tous les traits. Que tu ne garderas d'elle, ta mère, que ses beaux yeux salins, de grands yeux témoins, dont la gravité atteste, comme tatouage au fer rouge "victime du malheur".

Tombeau, mes yeux s'alourdissent et t'offrent des larmes arc-en-sel, mes bras une poignée de caresses. Je te vois, même à travers ta nuit. Je te vois. Et maintenant, je la comprends, ta tempête.

Vendredi 21 juin 2019 à 16:16

Ma grand-mère a des bras de pieuvre qui servent à repousser et non à enserrer. Les journées chez elle, je les passe enfermée dans le cagibi où je trie des boutons comme de petites pierres précieuses. Elle me jette parfois dans la volière aux oiseaux qui s'affolent, observe mon petit corps recroquevillé par la terreur. Je ne te l'ai jamais dit mais là-bas, Tombeau, j'y ai rencontré ton père. C'était un canari aveugle qui ne savait plus voler. Isolé dans une minuscule cage, pas plus grande qu'une boîte à chaussures. Je lui ai longtemps parlé, lui ai livré mes peurs et mes tristesses d'enfant. Mais ce qu'il me répondait, lui ? Je ne me souviens pas. Je crois qu'il me parlait du fils qui apporterait un jour l'amour au milieu de l'orage, et de ses chaussures d'or comme ses plumes de père, pour le reconnaître. Je crois qu'il me disait patience, il y a une vie après la nuit. Peut-être. Je ne sais pas. A quoi ressemblaient tes dix-huit ans, Tombeau, à travers les rideaux de pluie de mes sept ans ? Quand naissaient les noeuds au milieu de ma gorge, s'épanouissaient à toi les premiers désirs, les premiers émois. A quoi rêvais-tu pendant que je triais mécaniquement des boutons ? Quelles douleurs te terrassaient ? Quels rêves est-ce que tu poursuivais ? Si j'avais compris, enfant, enfermée dans la peur, cadenassée dans la volière, qu'il y avait à quelques larmes d'ici celui qui essayait d'apprendre à être un homme, qui s'acharnait à combattre les cris de ses fantômes pour me réserver, un peu plus de dix ans plus tard, un nid d'amour dans lequel y blottir mon âme. En éclaireur... Si tu avais su qu'il y avait, de l'autre côté de ce mur délabré que tu peins de tes mains qui griffent et qui graffent, de l'autre côté du destin, loin du rap et de la drogue qui te maintenaient alors debout, une enfant malade qui ôterait un jour sa robe de feu pour l'abri de tes bras. Qu'elle trouverait toit en toi et t'offrirait une trêve ou tout du moins une autre guerre. Que tu pourrais être homme, pour elle, et refuge. Qu'il y aurait un espace sauf où apprendre à s'aimer, où être ensemble serait être enfin à sa place. Si nous avions su, Tombeau, n'aurions-nous pas souri à l'ombre un peu plus tôt, confortés par l'idée qu'il y a bel et bien une vie après la nuit ? Les soirs parcourus d'étoiles filantes doubles ne s'y trompent pas, mon amour.

Vendredi 21 juin 2019 à 16:20

Au creux de tes mains de dix-huit ans, toujours les hurlements de la bombes. Tu graffes ce que tu n'arrives pas à hurler. Dans les volutes de tes joints, tu y vois des femmes spectrales aux ombres de paranoïa. Et puis dans la trêve de vacances, corps bordé par l'océan, la première bombe brune, ses petits seins délicieux, son goût de première femme au sourire d'innocence : Sève. Il vous reste tant de jours caniculaires pour vous aimer. Elle t'offre chaque fois un peu plus de son corps. Tu lui offres chaque fois ton désir fou et intense, sous les figuiers, ton animalité de jeune homme. Et un jour en apparence comme les autres, elle s'avance vers toi, et avant même qu'elle dise, tu vois. Les yeux de ta mère apparaissent dans ceux de Sève. Sève. Petite mutilée. On entend déjà le sang des fleurs fauchées trop tôt par la barbarie de l'homme sourd qui n'entend pas "non" quand tu ne dis pas "oui". Chaque jour tu croises cet autre, celui qui dans la nuit est venu lui voler la première danse, le premier corps à corps. Le premier qui l'a prise. Et ça n'est pas toi. Dans les soirs sombres, épais et moites, tu rumines la trahison, imagines son corps douceur sous son poids à lui. Tu ne saisis pas vraiment qu'il s'agit d'un viol. Malgré toi, tu en veux à celle qui est devenue femme à contrecoeur, à ce qui devait t'être offert et qui s'est évaporé sous tes yeux. Tu le répètes avec amertume, lorsque tu lui tournes le dos, à elle, pauvre innocente : il n'y a qu'une seule première fois.

Vendredi 21 juin 2019 à 16:25

Dix ans qui passent, Tombeau. Nous sommes un jour brutal, à nous fondre l'un à l'autre, à l'étage chez ta gand-mère. Par la fenêtre, je vois un chêne qui danse au même rythme que toi. Tu me possèdes avec fougue et voilà que je quitte ma robe virginale sous tes coups de reins. Des gouttes grenat, qui s'égrènent.
Sangre
Sangre
Sangre

Tu ne comprends pas ce qui arrive, t'arrêtes un peu coupable, agenouillé au bord du lit, t'assures que je ne souffre pas en épongeant mes ruisseaux. Cette fois pas de larmes : du sang mais pas de larmes. Je te souris. Quelque chose en moi est en train de se rompre, un morceau d'enfance que je laisse derrière moi, contre toi. Ce qui coule sur tes doigts porte sa violence et ses batailles, l'enfantement, les jambes fossiles encore ouvertes de la première chienne. Ce que tu éponges, ce que tu laves, c'est cela. L'image est forte. Je sens que tu es ému de ce cadeau symbolique et inespéré. Car c'est pour ta queue, Tombeau, que mon corps s'était réservé pendant plus de trois ans. C'est pour ta queue que la vie a réservé ma sève. Et c'est ta queue que je poursuivrai, à jamais, dans toutes mes nuits de fièvre. Les chiennes sont fidèles. Je suis tienne à jamais.

Vendredi 21 juin 2019 à 16:31

Tu aimes apprendre, te nourrir. Tu t'intéresses à tout. Tu dénudes les ordinateurs comme corps de femmes, les décortiques. Tu les écoutes, sais parler leur langage de serpent, sais danser leur java, traduire la vie en variables, conditions, boucles, fonctions. Tu sais que chaque mot porte un poids, ça te rend précautionneux, là où moi je balance tout avec fracas. Tu sais protéger, tu sais être pare-feu, aussi.

Tu me parles d'intelligence artificielle, Tombeau, et tout cela me questionne. Une machine peut-elle intégrer la main qui étouffe ? Comment modéliser le poids du passé ? L'apprentissage de la peur ? Le génome qui porte ses traces sensibles ? Comment transcrire les innombrables facettes du prisme ? Et mon corps sur ta vie, et ma main sur ta nuque, mon désir flamboyant pour tes yeux de malheur, ce qui rend ma présence familière au milieu de toutes les autres, tout cela pourra-t-il être un jour recréé par une machine, simplement en cultivant des arbres de faux neurones ?

"L'intelligence artificielle pourra écrire des poèmes, mais elle ne les construira pas sur le cri de ses blessures et de ses déchirures", tu dis.
"Alors elle ne pourra pas écrire de poèmes", je réponds.

Dans ton monde de nombres qui m'est parfois inaccessible, à la quête infinie d'un bonheur asymptote, promets-moi simplement que je ne redeviendrai jamais ton inconnue.

Vendredi 21 juin 2019 à 16:36

Le jeu préféré de mes ancêtres, c'est le jeu de cache-cache. Tradition familiale, transmission, héritage. Enfouir, puis s'enfuir. Leur art. Depuis toujours cache-cache. Etouffer les secrets comme on ferme ses poings sur une gorge divine d'enfant. Cache-cache le sang gitan. Cache-cache les suicidés. Cache-cache les enfants morts. Cache-cache les larmes amères derrières les rideaux tirés.

Mon père aime aussi ce jeu, apprendrai-je. Je n'ai pas envie d'y jouer mais il m'y oblige. Jusqu'à combien je compte, à l'arbre des fantômes, Papa ? Très vite, il regrette, de m'avoir élevée chienne. Car assoiffée par l'odeur du sang versé, je me mets à creuser dans cette folie canine jusqu'aux profondeurs de l'oubli et à déterrer tous ses cadavres. C'est fini cache-cache.

15...16...17...
Ca sent le sperme
Ca sent l'enfance
Ca sent le meurtre
Les fluides
Ca sent l'os
Ca sent...
Tout ça, vraiment ?
18...19...20.
J'arrive, papa.

Vendredi 21 juin 2019 à 16:42

Il y a dans les yeux de ma grand-mère un lourd appel aux fleuves. Elle porte la brûlure en bandoulière, comme une excroissance de soleil. Une tumeur. Je n'ai jamais bien compris son langage marqué par l'exil. Mais j'essaie de traduire le feu de sa haine sur moi. Et je crois entendre, sous les coulées de lave qui me poursuivent :
"Je devais être couturière, Abysse, pas retoucheuse. J'avais des mains d'or qui auraient pu m'épargner une vie de misère. Mais j'ai avorté de mes projets, je les ai percés à l'aiguille quand j'ai porté ton père. J'ai tenu ce petit être dans mes mains de retoucheuse, ce petit être qui cristallisait seulement l'envol de mes rêves. J'avais des mains faites pour être des mains de couturière, des mains dignes qui devaient me faire voyager loin, pas me laisser immobile ! Paris... Paris qui m'attendait. Si j'avais eu le choix, j'aurais choisi un autre avortement, une autre mort. Celle de l'enfant. Mais je ne l'ai pas eu, le choix. Et les prières ont été vaines, alors... J'ai percé son enfance à l'aiguille, piquantes petites humiliations quotidiennes. Et je n'ai pas cousu de manteaux à ses blessures, jamais. J'aurais pu en confectionner. Avec amour. Et soin. Jamais, non. Je me suis contentée d'ajuster. Pour qu'il porte ses blessures bien serrées contre lui. Jusqu'à en être étouffé. Mon fils, pardonne-moi mais je suis retoucheuse, pas couturière, comme tu le sais déjà".

Il y a dans les yeux de ma grand-mère une injonction sourde qui dit "gagne ta liberté, toi, ne fais pas comme moi". Pourtant, j'attends comme chaque femme de notre sang avant moi l'homme qui viendra me voler à la nuit.
Et il viendra,
Il essaiera.
Mais qu'aurait-il pu faire de plus, mamie ? Ton fils m'a cadenassée au bout d'une laisse.

Vendredi 21 juin 2019 à 16:51

J'écoute ta maman, Tombeau, pendant des heures. Elle raconte le chemin vers l'amour, vers la paix d'elle-même, la quête du sens. Elle me dessine mon thème astral, me conte avec douceur ma vie de Poisson. Elle a des mains d'aquarelle, des mains qui diluent le rouge et le bleu douloureux, des mains qui savent cueillir l'eau, des mains qui guident les larmes vers la lumière, dépigmentent les plaies. Des mains nourricières. Elle nous montre ses oeuvres et ça me renverse.

Et puis tu décides de devenir photographe. Voilà que tu peins, toi aussi. Figes des femmes qui ne sont pas moi, les traduis dans un nouveau langage. Je n'arrive pas à te dire que je te trouve doué. Je suis admirative sous mon orgueil, terrorisée à l'idée que tu te détournes de moi. J'aimerais être digne d'être peinte. Ce que je ne vois pas, c'est que tu as peur de me décevoir, de ne pas être à la hauteur de ce que tu vois en moi. Alors tu t'entraînes ailleurs. Tu n'essaies presque pas, avec moi. Quelques clichés que tu m'offres parfois où je me défends de ne pas être jolie, d'avoir des traits grossiers. Je ne vois même pas ton travail, le temps que tu as passé pour retranscrire mes ombres et mes lumières, pour raconter avec tes couleurs mon histoire que tu connais par coeur. C'est plein de mépris mais tu réponds quand même avec tendresse "Pourtant, tu es si belle, Abysse", t'excusant presque de n'avoir pas suffisamment bien travaillé pour que je puisse le voir. Et tu retournes dans ton petit laboratoire. J'enrage : "putain, peins-moi, Tombeau, qu'est-ce qu'elles ont de plus que moi ?".
Tu voudrais me dire : "elles ne font pas peur, Abysse, je ne donnerais pas ma vie pour qu'elles puissent voir à travers mes photos toute la beauté que je lis en elles".
Mais je ne l'entendrais pas.

Je balance  "Tu perds ton temps, c'est pas de l'art et ça n'a aucun sens, ce que tu fais".
"Qu'est-ce qui est de l'art, selon toi, Abysse, alors ?", tu demandes.
"Pas ça".
Ca te blesse mais tu n'insistes pas.
Pas ça.

Vendredi 21 juin 2019 à 22:11

J'ai tellement peur que tu oublies de m'aimer un matin que je m'enfuis, souvent. Par protection. Par analogie. La fuite, c'est une affaire de sang. Je suis déjà partie tant de fois, t'infligeant ma blessure. Des plaies que je laisse, béantes. Tu dis que tu comprends en caressant mes cheveux. J'ai honte de moi.

Tombeau : "Arrête de me regarder lionne, là, avec ton cul fauve sous la crinière"

Abysse : "Mon gros cul, ouais..."

Tombeau : "Non, ton cul de reine, petit cul fauve, fauvette... !"

Je souris. Fauvette, oui. Oiseau. Plus migratrice que prédatrice. Quand c'est l'hiver entre nous, je fuis vers des soleils que j'imagine. Fauvette à tête noire. Fauvette à coeur noir.

Et puis, avec l'été je réapparais. Tu viens me chercher, toujours en retard, je monte dans ta voiture en soufflant. Des rituels. Tu démarres, un sourire gravé sur les lèvres, tes yeux brillants et tu dis "putain, qu'est-ce que tu m'as manqué, saleté". Je caresse ta peau du bout de mes doigts, c'est réciproque, même si je suis incapable de le nommer. On s'arrête dans une zone industrielle, tous deux étourdis par cette envie animale de l'autre, le feu au creux du ventre. Allongée sur la banquette arrière, tu me pénètres yeux dans les yeux, ta main qui tient ma tête. Je sens ton souffle, si près. Je voudrais le sentir toujours à cette distance, Tombeau. Les vitres se couvrent rapidement de buée. Je me fais eau, eau, eau. De l'eau sur la brûlure. Ta bouche, ta queue, ta contribution à mon sauvetage. De l'eau. On réalise qu'il y a un homme qui nous observe, depuis l'un des bureaux d'une entreprise. Contrarié, tu sors de la voiture en reboutonnant ton jean. On rit. Tu redémarres à fond la caisse. Je suis restée à l'arrière, lève à nouveau ma robe. Je me fais jouir pendant que tu me regardes faire, dans le rétroviseur intérieur, fou de désir.

Vendredi 21 juin 2019 à 22:15

Abysse : "Tombeau, qui est-ce que je suis ? Est-ce que je suis prisonnière de mon histoire ?"

Tombeau : "Seulement prisonnière du regard que tu portes sur ton histoire, je crois"

Abysse : "Ah oui ? Et si ce regard ne me convient pas, comment je m'en délivre ?"

Tombeau : "Change ton regard, simplement, réécris ton histoire"

Abysse : "Comment ?"

Tombeau : "Ce sont tes croyances qui déterminent ton regard, Abysse. Change tes croyances. Je sais que c'est un chemin difficile, mais c'est salvateur. Tu n'es pas obligée de te raconter victime, faiblesse et obscurité. Tu peux te raconter résilience, force et lumière. Et cette version de l'histoire n'en serait pas moins vraie".

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