feulefeu

FEU LE FEU

Vendredi 21 juin 2019 à 22:24

Ta tendresse cogne mes fantômes et ton amour me conjugue au passé apaisé, au passé composé. Peu à peu je réapprends une nouvelle grammaire de mes douleurs. Et, soupesant l'enfance, je réalise qu'elle a perdu beaucoup de poids. Nouveaux grammages. Légèreté. Avec toi, point de gravité.

Mais ce qui m'a sauvée, au-delà de toi, Tombeau, c'est de me gaver de connaissances, comme tu m'as appris à le faire, les jeter dans ma gamelle, m'en repaître. M'offrir à la mastication du savoir, arme dressée contre le rythme des couteaux.

Apprendre.
Apprendre comment le langage se crée, comment le langage sécrète. Comment le langage s'apprend, pourquoi le langage se cabosse, s'effrite. Pourquoi le langage se blesse, pourquoi il souffre, il suinte, il sanglante. Pourquoi sommes-nous tant à souffrir du manque des mots ?
Apprendre.
Apprendre à devenir dépositaire, gardienne des mémoires, à panser les langages blessés, à soigner le dire. Alors étudier la langue meurtrie, la langue foetus qui ne fleurit pas, ne se déploie pas. Analyser la langue mutilée, amputée, travestie et sacrifiée. Comprendre pourquoi elle s'écorche, pourquoi elle s'éborgne, cette langue nouée, ce langage bleu, ce langage hérissé de pierres et d'os.

Je rencontre le choeur des petites âmes malades, écoute leurs chants muets. J'essaie de les traduire, ces chants des petits borgnes, cyclopes et cyclones, des chants de tempêtes de sable et de brûlure, des chants de plaies et d'abandons, des chants d'absences et de maux. Cantiques. Parfois ils hurlent en cris informes, parfois ils crachent, parfois ils soupirent et expirent.

Apprendre à soigner.
Par-delà les meurtrissures, se faire coryphée, viser la gorge, insuffler, ensemencer, donner corps à la parole, pétrir un langage, modeler jusqu'à ce que, comme fleurs s'ouvrent et disent "je suis là et j'ai le droit de me nommer". Les guider jusqu'à ce qu'ils quittent le choeur pour le chemin des mots, le chemin d'émotion, pour raconter la vie qu'ils n'avaient pas conscience de vivre. Souvent l'enfant chuchote, souffle et souffre, frémit d'un "je ne sais pas". Tu as le droit de savoir, comme moi j'avais le droit. Et aussi leur confier ce que mes parents ont oublié de m'apprendre : les enfants ne sont jamais coupables.
Soigner.

Trouver un sens à cette vie qui dissipe enfin la brume.

Vendredi 21 juin 2019 à 22:42

Mon père, Papa. Troisième tercio, déjà, ta corrida touche à sa fin et tu sais que tu n'en sortiras pas victorieux. Le poison se disperse en toi.

Je ne sais pas où commencer ni quoi te dire sans aboyer, me laisses-tu le droit, ce matin, de me déployer dans la parole ? Depuis vingt ans, deux fois dix ans, ma vie est gravée de ta main, qui retient, à l'autre bout de la laisse. Depuis vingt ans, ma vie est gavée par la main de ta femme. Depuis vingt ans, cherchant je ne sais quelle liberté, tirant trop fort, je m'étouffe, les mots ne sortent pas.

EXPIRATION, INSPIRATION

Les hommes peuvent-ils
attraper à deux mains ma vie de fille,
puis de femme,
empoigner mes cheveux pour
des coups
des caresses,
peuvent-ils choisir, tout puissants de demain,
en y faisant couler le sang,
comme toi,
en y faisant couler le sens,
comme lui ?
Pécheur
Pêcheur
Poison
Poissons.
Je ne sais pas.

EXPIRATION, INSPIRATION

Ce que je porte en moi, c'est l'aveugle de la cicatrice, la honte qui nous étreint après les drames qu'ont commis nos ancêtres. Ce que je porte en moi, le poids des pierres, le poids des prières.
Papa, ce que je transporte, c'est un chant de muette. Un chant brut et brûlé. Un chant pour toutes les femmes lionnes et louves, les blessées, les fracassées, celles qui boitent quand elles dansent. Ecoute-le, Papa. Je fais partie du choeur, moi aussi. Et moi aussi j'ai besoin de me réparer, de me jeter à la langue nourricière de la lumière pour quitter enfin la bouche cruelle et sans fond de ta nuit. Emprunter, enfin, des chemins de désobéissance.

EXPIRATION, INSPIRATION

Aujourd'hui, j'aboie contre toi, pour la vie que tu m'as donnée et celle que tu m'as reprise. Pour chacun de mes chagrins sans souffle ni contours. Pour tes colères sublimes aux couleurs imprévues qui ont entretenu ma brûlure. Pour ma main qui raturait le papier là où la tienne y poursuivait mon visage. Sur ma peau blanche, noire, partitions de violence où se sont accrochés tes poings. Dans des danses sans tendresse, des chorégraphies guerrières sur ma peau mineure. J'aboie, papa, tu n'avais pas le droit.
Et puis laisser les colères se dénuder par la caresse du temps.

EXPIRATION, INSPIRATION

J'aimerais te dire que je m'en fous, de ton silence posé sur moi, de ton avis, de... Mais la vérité est que c'est la seule chose qui ait jamais compté. Et tu le sais si bien.

EXPIRATION, INSPIRATION

Je ne sais pas ce que je serais devenue si tu avais apaisé ma soif, si tu m'avais élevée poisson et non chienne, m'avais laissé de l'eau ? Je ne sais pas ce que je serais devenue loin de cette vie d'apnée. Je ne sais pas si j'aurais puisé tant d'espoirs dans les yeux de Tombeau, dans son corps dessiné sur le mien. Je ne sais pas si j'aurais goûté aussi fort à sa langue. Alors, peut-être que je dois t'en remercier.

EXPIRATION, INSPIRATION

Tu respectes Tombeau sans le connaître, tu dis que tu sais. Mais que sais-tu, à part que tu me laisses entre des mains tranquilles qui ne cherchent pas à soulager la démangeaison des brûlures par les coups, lorsque je m'enfuis avec lui ?
Il y a un mois tout juste, tu as levé un mouchoir orange vers moi, en silence. Je sais que cela signifie "indulto", grâce. Pour Tombeau, pas de mise à mort. Il a prouvé sa bravoure, à tes yeux. Il faut le laisser sortir de l'arène, maintenant. Ouvrir la porte du prince. Je peux ranger mes épées.

EXPIRATION, INSPIRATION

En musique, on appelle "comma" un intervalle entre deux tons. Dans ton intervalle artificiellement suspendu entre ici et ailleurs, entre deux toi, puisses-tu recevoir la musique de mon chant, que j'abrite depuis maintenant vingt ans.

EXPIRATION, INSPIRATION

Sous les guerres de l'automne, les feuilles portent le goût du sang. Comme les arbres lie-de-vin, tu te défolies, mon père. Dans le langage des oiseaux, c'est la folie qui te quitte dans ces derniers instants apaisés. 
Je me heurte à cette fausse respiration par laquelle tu enfles et désenfles, dans ces derniers moments qu'enserre le cancer.
Tombeau et moi sommes allés chercher la lourde eau miraculeuse avec laquelle je peins ton corps.
Mais je ne suis pas peintre,
Mais tu n'es pas poisson,
Et je réalise que je ne sais même pas qui tu es.

EXPIRATION, INSPIRATION

Papa,
Y'a-t-il d'autres lieux,
d'autres temps,
d'autres espaces,
où tu me réponds hors du silence ?
Où tu m'étreins
avant de t'éteindre ?
Je ne sais pas.

EXPIRATION, INSPIRATION

Te voilà bientôt de l'autre côté du mouroir. Ils nous l'ont dit. Ils savent, eux, blottis dans le blanc des blouses. C'est la fin dans cette réalité-là.
Alors Adieu mon père, et bon voyage.

EXPIRATION, INSPIRATION

Est-ce que tu pars pour me laisser l'espace pour fleurir ?
Dis-moi, qu'est-ce qui te porte vers ce dernier exil ?

EXPIRATION, SILENCE.


Vendredi 21 juin 2019 à 22:45

Me voilà chienne qui erre,
sans père, sans repères.
Je suis seule au bout de ma laisse.

Et je regarde brûler le feu par le feu. Des cendres à offrir au vent, qui portent l'empreinte d'amours ratées, de larmes tues et de terreurs qui s'enfantent. Quel gâchis.

Tombeau, tu passes des jours et des nuits à me traduire dans une langue accessible tes lectures sur la vie après la mort, sur l'au-delà. Je m'en nourris, je m'en repais. C'est ta façon de m'aider à contrer le chagrin. Et même si je ne sais pas te remercier, ça m'aide.

Tombeau, nos pères se regardent-ils, un sourire en coin de lèvres, dans cette autre réalité, émus de nous avoir laissé des blessures jumelles dans lesquelles nous reconnaître ? Est-ce que toute cette vie de flammes ne m'a été offerte que pour une seule raison : tomber au coeur de mon Tombeau ?

Si cela apaise, il me semble que je suis libre d'y croire.

Samedi 22 juin 2019 à 14:18

Tombeau, tes murmures de doutes, certains matins : "Qu'est-ce qui me fait penser que mon père était oiseau s'il ne savait pas voler ? Se rêver oiseau, ça ne suffit peut-être pas".

Abysse: "Parfois les oiseaux sont blessés, parfois ils transportent trop de poids. Il y a mille raisons qui font qu'ils ne réussissent pas tous leurs envols... Cela ne remet pas en question le fait que ton père était oiseau, Tombeau. C'est une certitude".

Tombeau : "Comment peux-tu en être si sûre ?"

Abysse : "Parce qu'il parlait leur langue".

Lorsqu'il t'a nommé,
Tombeau,
Il n'y avait rien de mortuaire dans ce prénom, moqué, pointé du doigt aux cours de récréation. Jouant aux osselets, dans l'exclusion et le silence. En marge, déjà.
Cela voulait dire, en langue des oiseaux "l'eau qui tombe", Tombeau. Et c'était ton présage, pour toutes tes rencontres. Des rides d'eau tirées sur nos nuits. La source où s'amenuise le feu.
Tombe eau,
sur ma douleur de femme.
Tombe eau,
sur ce qui m'emprisonne.
Tombe eau,
sur ce qui m'empoisonne.
Tombe eau,
sur les nuits de mon drame, au coeur de mon silence.
Tombeau,
l'homme miracle versé sur la brûlure.

Samedi 22 juin 2019 à 14:23

Et l'on se laisse glisser sur les routes, on observe les paysages se recouvrir d'or et d'ocre. D'abord emprunter le chemin de tes souvenirs, Cadaqués, ses odeurs blanches d'amour, de bougainvilliers et de peinture, le temps ramolli par l'épaisseur de l'innocence, tout ce qui s'est joué avant la tempête de tes dix ans. Puis on regagne le chemin de la soif jusqu'à retrouver mes terres à moi, celles qui implorent lourdement les pluies. Ce qui défile sous nos yeux prend peu à peu le goût de la mort : des guerres, des déchirements, des renoncements. Ton Alfa Roméo roule à travers le sang versé dans l'été fumant, ce sang gorgé de la haine de mes ancêtres. La terre craque comme leurs os sous les roues insensibles.
J'ai les yeux dans les explosions de Grenade. Ca sent le feu, partout, le venin. Tu cours après moi pendant que je poursuis mes fantômes. Que suis-je venue cherche ici, avec toi, Tombeau ? Les routes de l'exil ne s'arpentent-elles pas seule ? Je hurle, je vocifère face à ce qui resurgit, me submerge. Putain, putain.

Tombeau : "Ca suffit ! Tu m'aboies, tu m'aboies, Abysse...!"

Abysse : "Je suis désolée, vois-tu, mais c'est ici que j'ai appris ce langage de chienne"

On rentre.

Samedi 22 juin 2019 à 14:31

C'est un grand soir. Un soir incertain, un soir de trouble et de croisements. Un soir décisif. Je prends ta main, Tombeau et serre doucement tes doigts dans les miens. Puis je les noue un à un, avec délicatesse, au bout de ma laisse. Le comprends-tu ? C'est la confiance que je t'accorde : être à présent celui qui décidera de ma vie. Tiens bon.

Tu m'embrasses, m'étreins longuement, allongé contre moi. "N'aie pas peur", tu murmures, en collant tes lèvres contre les miennes avec ardeur. Tu relèves mes cheveux d'une main, poses des doigts tendres dans mon cou, puis desserres avec soins mon collier, le déboucles.
 "Ne fais surtout pas ça...". Sourd à mes supplications, tu poursuis avec délicatesse, jusqu'à me le retirer complètement. Puis tu me serres de toutes tes forces et inspires à moi, tu le sais, peut-être une dernière fois. Ainsi me voilà libre. Libre de n'être définie par le regard d'aucun homme. C'est si soudain.

Je pleure.

Qui suis-je ? Qui serai-je ? Que voudrais-je devenir ? Tous les chemins s'offrent à moi. Et moi, et moi, effondrée sous le poids de mes larmes, je ne sais pas. Je ne sais pas.
Libre. Je suis libre. Et libre, je m'enfuis. Je te laisse le collier mais reprends mes souvenirs de pierre, prête à me noyer avec. Car maintenant que ton amour a versé ses rivières, Tombeau, sous moi il y a de l'eau, peut-être de quoi remplir un océan. Et moi, je n'avais rien su en voir avant. Excuse-moi.

Je t'aime, Tombeau, je pars,
pour ne plus te hurler.
Gracié,
tu peux sortir de l'arène,
aller panser tes blessures.
Je suis un combat
dont on ne sort pas indemne,
et j'en suis désolée.

Tu dis je t'aime,
ça me fait du mal mais tu as des choses à vivre alors va,
je te souhaite d'apprendre, Abysse, à retirer le soleil de tes danses.
Je ne veux pas tenir ta laisse,
moi j'aurais voulu nos deux libertés côte à côté,
par choix,
mais pour l'instant, c'est impossible.

Dernière étreinte.
Je pars.
Et tu pars aussi.

Samedi 22 juin 2019 à 14:35

Tombeau : "Abysse,

Quand tes pieds auront épuisé la marche de l'exil,
Quand ta langue aura apaisé sa soif,
Quand tes mains auront retrouvé le chemin de la caresse,
Quand ton corps acceptera de s'offrir un avenir sans fièvre,
Alors,

Tu sentiras la vague,
lourde, sauvage comme la femme que tu es,
dans son intime procession,
te déposer à l'océan.

N'aie pas peur de l'océan,
Abysse,
Même si je ne suis plus là, contre toi,
Les poissons ne se noient pas.
Peu importe qu'on leur ait appris à poursuivre la brûlure en les rêvant oiseaux.
Peu importe qu'on leur ait appris, par les coups, à japper chienne.
Les poissons ne se noient pas
".

Samedi 22 juin 2019 à 15:31

Je pars.

Je m'extrais du cocon de tes doigts, à la poursuite de ma métamorphose.
Partir. Déserter.
Est-ce un exil ou une fugue ?

J'arpente les routes brunes et borgnes, les plaines calcinées par le désir nourricier du soleil. Je croise sur ces chemins de traverse d'autres petites filles muettes, figées de blancheur, qui rongent leur propre corde. Autour d'elles, des prédateurs attentifs posés sur les branches du sang, hument l'odeur nocturne de chair claire. Sous les arbres, des corps de petites chiennes jetées pêle-mêle encore hurlantes. Des gisements d'innocence portés à dos de bête du poing au charnier.
Je rejoins des mers plus brunes que gitans, participe à leur bal incendiaire. Tenter de se rincer l'âme dans des fleuves fossiles encore brûlants. M'apposer aux hommes, hanches de saccades sous un ciel d'aigle, amours incultes arrosées de sueur. Jouir à des lèvres sans langage, à des sexes sans siestes.

Je pars.

Je repense à l'âme hors du père. Qui me laisse chienne là où je me croyais poisson ; qui me laisse lionne là où je me croyais chienne. J'apprends à danser sans boiter, à emboîter le pas, à m'emboîter à l'autre. Une année de flamenco, de corrida et de mise à mort. Tournoyant dans ma robe de lumière, toréer, piquer leur peau dure de doux mensonges. Aujourd'hui, les hommes n'ont plus de droits sur ma vie.

Mais ce qui surgit de l'absence ne me rêve pas, n'offre pas de nuances, n'éveille pas de sensibles chagrins, ne flirte pas avec le poème. Une année en vérité à caresser tes traits sur leur visage, de la pulpe de mes doigts.
Je m'effondre dans un coin de l'arène. Je sais déjà que tout ça n'a aucun sens.

Je prends rendez-vous avec Maria. Elle est dépositaire aussi, des âmes fracassées. Son rôle : marier le sombre avec le clair, atténuer les pics de l'existence, se former solide. Soulager la brûlure, là où le passé tatoué de fer chaud a laissé sur mon corps des marques amarante. Elle éclaire mon enfance d'une nouvelle lumière, d'un nouveau regard "Vous avez été maltraitée, Abysse" et "Vous n'êtes pas obligée d'aimer vos parents". L'étreinte qui m'étouffe se desserre.

Et puis, un an plus tard, je te retrouve, Tombeau.
Ta peau encore plus soleil, ton corps plus athlétique, ton sourire moins cabossé, ton fric. Tu me racontes Carillon, ta nouvelle compagne de route. Tu la décris lumière là où j'étais lunaire. Tu apprends à faire du bateau, pour elle, à braver l'océan, loin de nos petits lacs. Cette nouvelle vie semble te convenir. Chacun la sienne, alors. J'avais oublié que je l'avais décidé.

Samedi 22 juin 2019 à 15:41

Après toi, Tombeau, je retourne à ma sécheresse de femme, à la fuite des fleuves. Retour à ma soif. J'échoue dans des bars où la poésie esquisse des contours de réconfort, j'y bois les mots de l'autre, approche le cercle, la meute. J'y déclame mes textes, sors de l'ombre, noue des liens. J'y rencontre l'Aride, un homme à la peau de désert, à l'âme sèche, craquelée par la drogue. Il s'abreuve de solitude et se nourrit de son spleen. C'est un rappeur que tu m'avais fait découvrir quelques années auparavant, même si je l'ai oublié. Un poète souffleur de vers. Je m'accroche à ses mots qui résonnent à moi lorsqu'il me souffle son dernier son, "en héritage" :

Nos ombres sont caniculaires, portant le poids d'âmes en tissage,
et dans ces ports de métissage, ma parole n'est que lacunaire.

D'autres densités, jamais miscibles, le rejet s'immisce et se fraie,
la cité des non-admissibles, j'esquisse un rap de balafré.

Je tords tous ces mots de passage, évitant le disciplinaire,
C'est à Hugo ou Baudelaire que je dois mon atterrissage.

Depuis les manuels scolaires, dans leurs rangs suis en dépistage,
Mais j'ai reçu pour héritage un pacifisme sans colère.

De côté, à part, pris pour cible, de l'exclusion je ne souffrais,
L'identité, ma part sensible : tout pour père, mère et mon re-fré.

Je retrouve régulièrement l'Aride dans l'été de la ville, partage avec lui des kébabs, des poèmes, des mots, des sourires, des questionnements suspendus. Dans ces premières esquisses de tendresse, lors d'une virée nocturne, l'on traverse symboliquement les quais juste devant ton Alfa Roméo qui a foulé le sang. Tu es au volant, ouvres ta fenêtre. Je te salue, Tombeau. Sais-tu que tu es magnifique dans ta chemise et ton pantalon blancs ? Je crois que j'aurais dû monter dans ta voiture, ce soir-là, te prendre en otage, ordonner "enfuyons-nous, ne perdons plus de temps l'un sans l'autre". Mais prendre une autre direction. Le destin. L'Aride dit "Mektoub".

Cette même nuit, l'autre m'ouvre les portes de chez lui, dans la cité d'or où s'épuise le soleil, où s'entassent les brûlures en monticules de cicatrices laissées vives. Il enlève sa paire de Nike et découvre son corps sec et musclé sur lequel je m'imprime une première fois.
Alors, c'est cela, le destin ?

Mektoub cruel.

Quelques semaines plus tard, dans ces moments d'apaisement, je pars avec lui à la rencontre du désert, de l'immense et du sable. Partout écrire et baiser, ensemble, seuls pourtant. Dans les ocres de Saragosse, je pensais vivre libre, mais ce qui m'éblouit, c'est ton fantôme, Tombeau.

Durant ces premières années sans toi, je ne connais pas la faim. Des actes de dévoration. Je me comble, me rassasie : bouffe, queues, mots, ce que les autres portent, dans mes interstices. Nourrie. Et puis s'obliger à jeûner. La sensation qui épouse le ventre, ressentir ses contours. Découvrir que ce n'est pas de lui que j'ai faim, ni d'un autre. Seulement de toi, Tombeau. Et cela depuis toujours.

Samedi 22 juin 2019 à 15:59

Enièmes retrouvailles avec toi, dans mon appartement, mes yeux lourds de larmes. Tu caresses ma main du bout de tes doigts, nommes ta fierté devant ma poésie, ma lumière qui commence à irradier, sans plus être masquée.

Tu chuchotes, les joues dévorées de sourires "tu perds la trace du collier, peu à peu".

Abysse : "Oui, elle s'estompe c'est vrai... et avec elle la brûlure".

Et quand je souffle "Je t'aime toujours, tu sais... de loin...", tu verses une larme dans mes bras en me chuchotant "moi aussi".

J'aimerais te supplier, Tombeau, de partager à nouveau ta vie avec moi, construire ensemble. Mais Maria dit que c'est injuste, de risquer de renverser ta vie une deuxième fois. Et pour dire vrai, je suffoque toujours un peu, je n'arrive pas à dire, les mots restent bloqués.

Cet après-midi-là, tu me confies que tu as essayé l'océan, avec Carillon. Mais tu n'aimes pas l'océan, peut-être, finalement. En tout cas pas comme ça, pas avec elle, pas avec eux. Ca fait peur. Tu voudrais apprendre à voler, maintenant que tu as chassé la tempête. Préservé du naufrage, grâce à elle, grâce à moi. Mektoub.

Tes yeux se plissent quand tu livres ça, comme ça.
Voler. C'est cher d'apprendre à voler, tu ajoutes.

Ca peut coûter très cher, oui. Avant d'apprendre à voler, il faut sûrement apprendre à négocier avec le destin les atterrissages.

Je souris à tes yeux d'oiseau. Longtemps.

Merle,
merle.
Il y a toujours eu dans tes yeux graves d'enfant du malheur une lumière libre prête à prendre son envol.
Et le voilà,
l'envol.

Mais peut-être, je l'espère, peut-être entends-tu ton père souffler dans sa langue d'oiseau, à travers le déluge de mon désir de toi : "Mon fils, ne t'y trompe pas, tu ne peux pas t'envoler sans elle".

Je ne sais pas.

Samedi 22 juin 2019 à 16:05

A mesure que je m'en extrais, laisser derrière moi des larmes émues face aux souffrances du choeur.

Combien d'enfants ?
Puis combien de femmes ?
Puis combien d'hommes ?
Combien d'entre nous tentent-ils d'apprendre la danse du brasier ?
Combien perdent leur vie à souffler sur les flammes ?
Combien de poissons-chiennes ?
Combien de prisonniers au bout d'une laisse ?
Combien d'yeux marqués par le malheur ?
Combien est-on à implorer les pluies ?

Mais patience, courage à eux, espoir aussi, car ici-haut, finalement, tout meurt.

Feu.

Feu mon père,
Feu sa main sur ma peau-cris,
Feu sa poigne en bout de laisse,
Feu.

Feu l'enfant aux yeux-charbons,
Feu l'étreinte suffocante,
Feu l'armure de mon silence,
Feu.

Feu les courbes de violence,
Feu les robes saignant de rouge,
Feu le cercle des perdus,
Feu.

Feu le sel, les vagues à larmes,
Feu la morsure que l'on croyait indélébile,
Feu le brasier à la langue de "souffre",
Feu.

Et puis...
Dans ces nouveaux jours qui se lèvent au-dessus de l'océan,
Feu le feu,
Feu le feu.
Feu leur putain de feu.

Tombeau, si tu voyais...
C'est exaltant.

Samedi 22 juin 2019 à 16:14

Tombeau. Je suis le point de finir de parcourir l'écart qui me sépare de toi. Voilà bientôt dix ans que je marche à ta rencontre. Mes dix-huit ans s'apprêtent aujourd'hui à rencontrer tes vingt-neuf. Déjà. L'aube de la trentaine, la lumière plus douce, mon poids différent sur le monde.

Dix ans. Dans ton corps ça a toujours eu un goût de deuil, dans le mien un goût de violence. Mais cette fois, c'est autre chose.

Dix ans. Dix ans que nos corps se sont heurtés pour la première fois, mais peut-être nos destins se poursuivent-ils depuis bien plus longtemps. Je ne sais toujours pas.

J'aperçois la face éclairée de l'océan, respire ce vent qui prend le goût du sel. Mais un goût doux, sans l'amertume de trop de larmes.

Je pensais que ces trois dernières années de cheminement m'éloigneraient de toi. Que toutes ces autres routes, ces nouveaux chemins me porteraient vers d'autres paysages, d'autres corps, d'autres mots, d'autres sangs, d'autres amours, d'autres conclusions, d'autres risques où tu n'es pas.
Pourtant, tout me ramène à toi.
Chaque expérience porte ton empreinte.
J'emprunte le même chemin, dix ans derrière toi.
Errant dans le labyrinthe insensé de l'identité, j'ouvre les mêmes portes et réalise que nous sommes deux proches rayons. Me voilà parvenue à la frontière du même soleil. La poésie de l'amour : réussir à unir deux vers parallèles.

Dix ans. Dix années à se demander "Peut-on sourire dans la brûlure ? Peut-on chanter dans le brasier ?". Il m'aura fallu dix années pour comprendre que la souffrance n'a pas de contours mais des racines, des ramifications, s'étendant, souterrains, à la recherche de l'eau. Où que l'on creuse sur cette terre, on trouve toujours de l'eau. Dix années à m'épuiser à puiser de l'eau à la racine du feu, dans les ramifications de la brûlure. Dix années de saignée et de purge pour oublier le nom de ma lignée, me distancier de leurs fantômes, mettre fin à cette tauromachie morbide. Dix ans pour apprendre que les oiseaux ne sont pas tous migrateurs, que les oiseaux ne sont pas tous rappelés par le feu et qu'on ne peut pas passer sa vie à transporter le soleil. Je quitte ma robe de Fauvette pour celle de Sandre, quand le brasier s'étiole, s'éteint. J'avais oublié que j'étais poisson. Heureusement, tu me l'as rappelé.

Je ne garde du feu que sa chaleur réconfortante, sa lumière irrattrapable, je perds mon hâle. J'apprends à m'ouvrir enfin à des lieux où il ne fait pas soif. A partager la beauté de cet amour dont tu m'as nourrie et que je transporte, aujourd'hui.

Samedi 22 juin 2019 à 16:20

"Qu'est-ce qui est de l'art, selon toi, Abysse ?"

Tout. Tout et surtout ta façon d'être entré dans ma vie, Tombeau.
Je te remercie.
Sans toi, je ne me serais pas extirpée de ce qui consume,
Sans toi, je n'aurais pas signé mon armistice,
Sans toi, je serais restée
Sans toit,
Brûlante,
mais sans foyer.

Si tu savais comme ton absence tache mes jours de gouttes de "sans".

Je pense à notre dernière rencontre, en centre-ville, à cette manifestation nocturne, ces micros mal réglés. Moi qui te demande ce que ces gens revendiquent, leur message, car je ne saisis rien de ce qui se dit.
Et toi : "Mais enfin, Abysse, tu n'as pas compris ?... Ils revendiquent chufrrrfrrrrf... ! Il faut chfffrrrrtttt parce que chfffft !"
J'ai ri.

Au fond de moi, j'ai pleuré.
A cet instant, j'aurais voulu parcourir les quatre-vingts derniers centimètres qui me séparaient de toi,
les quatre-vingts centièmes de seconde.
Retrouver notre complicité infinie,
nos caresses,
nos rires,
notre langage.
Te serrer
de toute mon âme.
Et ne jamais plus desserrer.

Mais toujours la cicatrice ronde qui encercle la gorge, les mots qui ne savent pas sortir. Alors, le dire ici.
Je suis désolée Tombeau.
J'aurais voulu ne pas avoir à partir,
car je ne sais pas comment je pourrais revenir.

Samedi 22 juin 2019 à 16:26

Depuis trois ans sans toi, j'ai l'impression de te croiser sans cesse. Je n'arrive pas à n'y voir que des coïncidences. Est-ce ce que l'on appelle "synchronicités" ? Mon destin semble emmêlé au tien, peut-être ne pouvons-nous simplement pas lutter contre l'attraction qui nous unit. J'aimerais que ce soit ça.

"Il est possible d'observer en moyenne, selon les statistiques, une étoile filante par heure".
Deux étoiles filantes en quelques minutes, c'est au-delà des statistiques, c'est sûr. Mais si ça n'était que ça ? Cette quête éperdue de sens là où il n'y a peut-être que des hasards heureux et malheureux. Maria dit que les hasards ne sont ni heureux, ni malheureux. C'est déjà y mettre un sens. Ils sont simplement hasards. Je ne peux pas admettre qu'elle ait raison.

Tombeau,
s'est-on vraiment,
déments,
d'aimants
aimés ?

Ou est-ce le sens que je veux mettre à cette histoire ?
Et si nous sommes deux y vouloir y graver le même sens, est-ce que cela crée le sens ?

Je ne sais pas.
Je ne sais pas.

Samedi 22 juin 2019 à 16:32

Maria me dit, émue : "vous avez vécu une très belle histoire". Elle a une voix apaisée que je ne lui connais que peu. Mais elle ajoute que je dois en faire le deuil : "on ne peut pas reprendre une histoire trois années plus tard, Abysse. Ca serait nécessairement une histoire tout à fait différente. Et de toute manière, il sait que vous êtes seule mais ne vient pas à vous. Il reste dans sa relation. Son choix, c'est Carillon. Vous ne pouvez pas risquer de bouleverser à nouveau sa vie".

3 ans d'exil
3 révolutions pour la Terre
40 révolutions lunaires

Est-ce suffisant pour ne plus se reconnaître dans l'amour, après s'être émerveillé de l'autre ?
Je ne sais pas.
Je ne veux pas y croire.

Maria m'encourage à écrire, mettre en mots cette histoire pour la clore.
Voilà pourquoi ce texte existe, Tombeau.
C'est un témoignage où tout est vrai, je crois, à quelques phonèmes près...
C'est un livre de deuil.

Le deuil d'une histoire, la naissance d'une autre. Différente, bien sûr. Je ne sais pas ce qu'elle sera. Même si je sais ce que j'aimerais qu'elle soit.

Si un jour ce texte existe à tes yeux,
tu peux choisir de l'ignorer.
Tout ce qui vit ici n'appartient qu'à mon regard,
à mes croyances.
Tu es libre que ça ne soit pas les tiennes,
libre de ne plus vouloir voir à travers mes yeux,
libre d'écrire ta propre histoire
de nous ou de toute autre chose,
libre de traduire ton vécu autrement qu'avec des mots,
dans ton langage de serpent
ou ton langage de peintre.

Mais, si tu le souhaites, je te laisse libre notre épilogue.

Samedi 22 juin 2019 à 16:54

Est-ce que j'écoute Maria ? Peut-être.

Alors que vais-je enterrer dans tes bras, Tombeau ? Notre séparation ? Notre amour ? Mon venin ? La fin de notre corrida, ton Indulto ? Est-ce que l'on se rejoint au lac mauve ou bien l'ai-je rêvé ?

Tombeau : "Qu'est-ce que tu choisis, pour la fin de cette histoire, Abysse ?"

Abysse : "J'ai déjà choisi, non ? Un seul choix, tu disais. Naître"

Tombeau : "... Tu parles bien du verbe qui commence par un N ?"

Abysse : "Oui"

Tombeau : "et se termine par un... R ?"

Abysse : "Un R ?"

Tombeau : "Oui, un air funèbre de requiem..."

Devant mon incompréhension, tu m'allonges sur cette herbe dégarnie qui respire une forte odeur de terre et disposes autour de moi les petits cailloux et fleurs que tu as glanés, dessines ma silhouette. Mausolée.

Tombeau : "Naîtremourir, c'est le même verbe. Mourir est seulement un prolongement de l'expérience de naître. C'est le même choix, la même fièvre"

Abysse : "Que l'on a déjà fait"

Tombeau : "Naître ou ne pas naître..."

Abysse : "Mourir ou ne pas mourir ?"

Tombeau : "L'unique question..."

Abysse : "Je n'étais jamais née, je crois. Aujourd'hui je suis prête à choisir. Et je choisis de naître à toi, qu'à toi"

Tombeau : "..."

Abysse : "Choisis de mourir à toi"

Est-ce que tu t'allonges sur moi, de ton poids de Tombeau ? Je ressens nos caresses, la nudité de nos désirs, le jean que tu dégrafes d'une main puis ton corps qui entre à nouveau en moi, avec douceur et précautions. Le mien se fait liquide, ondule, se mêle au ballet de cercles qui naissent sur le lac. Une fine pluie. Je me noie à jamais dans tes yeux de Tombeau, dans ton regard magnétique qui m'aspire. Je bois, je bois sans répit à cette source d'amour dont tu m'abreuves, jetée sur mes déserts de sel. Nos corps qui s'aiment déjà horizontaux, peut-être prémisses à l'autre monde ?
Ce soir qui tombe, égal et pourtant si différent des autres.

Car contre toi, Tombeau, je n'ai pas peur de cet R funèbre, pas peur de la fin du verbe.
Ensemble, s'incarner.
J'ai l'honneur d'avoir vécu cette rencontre décisive.
J'ai l'honneur d'aimer un homme.
En dehors de l'arène,
remercier la vie.
A l'horizontale, à danser nos désirs, jouir sous mon Tombeau, noyée dans tes yeux de caresses.
Emportés, comme carcasses, à l'océan.
Où va-t-on ? Et surtout, y va-t-on vraiment ensemble ?
Peut-être,
peut-être pas.
Peut-être refuseras-tu l'eau pour apprendre le ciel,
pour une vie qui carillonne.
Je ne sais pas.
Et parfois, ça n'a pas d'importance
de savoir.
Car dans cette première nuit d'été
qui ne goûte pas la brûlure,
sous tes mains miracle :
Naîtremourir.

Samedi 22 juin 2019 à 16:56

 EPILOGUE


Tombeau,
Je te laisse
ce chant
libre

Puisses-tu y développer,
dans la langue de ton sang,
d'inséparables
mélodies
d'oiseaux

[...]
 

 

Samedi 22 juin 2019 à 17:01

 http://feulefeu.cowblog.fr/images/DSC0076.jpg


Voilà que s'ouvre le 38ème chapitre... 
Joyeux anniversaire, T(om)beau.

Le dernier arrêt de ce voyage, c'est ici, si tu l'acceptes : 
youtu.be/SMOxCZ-1CJI
Prends soin de toi,



A(b)ysse

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